La vérité économique est qu’il n’y a pas de crise du logement, au sens de pénurie majeure. Par contre les médias se font largement l’écho de l’idée contraire selon laquelle il y aurait un manque massif de logements. Cette idée rencontre un consensus assez large qui va de la Fondation Abbé Pierre au Medef, en passant par les professionnels de l’immobilier. On la trouve aussi dans les arguments du ministère du logement pour justifier la loi ALUR: « Jamais les Français n’ont eu autant de difficulté à payer leur loyer et avoir accès à un logement »[1]. Cette appréciation assez généralement partagée constitue une erreur sociale. Comment expliquer un tel écart entre la situation réelle et la représentation qui en est donnée ? L’explication réside surtout dans l’information diffusée par les uns et les autres sur l’état de la situation du logement. Cette information présente souvent un biais qui prend des formes diverses. Elle renvoie aussi à la défense d’intérêts économiques puissants.
1 Un déni de réalité
Le premier biais est le refus par certains professionnels d’admettre les réalités du marché. On a une illustration de ce déni de réalité dans les années 2008-2009 où les prix ont chuté et où s’est manifesté un certain surinvestissement.
- La chute des prix qui s’est manifestée en 2008 n’a pas été immédiatement visible dans les statistiques de prix fournies par une organisation d’agents immobiliers. Cette information sous-estimait la chute des prix. Le responsable de cette organisation reconnaissait un peu plus tard dans une interview à Capital.fr que cette information était « en décalage avec la réalité ».
- La seconde illustration est le licenciement du directeur d’un observatoire de l’immobilier pour diffusion de données « dont la tonalité générale trop négative, en décalage par rapport au discours général volontariste de relance, préjudiciable à la notoriété de [l’établissement]». Les données en question indiquaient que les opérations d’investissement locatif privé défiscalisées pourraient difficilement être absorbées par le marché dans certaines localisations. C’est ce qui s’est produit effectivement comme le décrit Erwan Seznec dans son ouvrage « Ruinés… le plus grand scandale immobilier de l’après-guerre» (Seuil 2013).
Face au public, composé majoritairement de non professionnels, l’information est souvent asymétrique. Les professionnels sont censés être mieux informés que les particuliers qui n’interviennent que de manière occasionnelle. Mais les particuliers n’ont pas toujours une bonne information sur leur propre situation.
2 Une perception erronée par les ménages de leur situation réelle
Les ménages peuvent se tromper sur la réalité de leur propre situation. Cette erreur de perception peut porter à la fois sur les conditions matérielles de logement et sur les charges financières en logement :
- Sur l’écart de perception des conditions matérielles de logement, « on constate en effet un écart entre la qualité mesurée du logement et la perception qu’en ont les ménages. La croissance objective du confort ne les a pas conduits à ressentir une croissance comparable du mieux-être. Alors que, par exemple, la surface moyenne par habitant s’est significativement accrue de 1996 à 2006 (de près de 5 m²), la proportion des ménages estimant leur logement trop petit n’a pas sensiblement changé. De même, les progrès réguliers depuis plus de vingt ans dans l’isolation des logements ne semblent pas modifier l’impression qu’ont les ménages d’occuper un logement difficile à chauffer (et donc inutilement coûteux). Ainsi, l’accroissement du coût du logement a d’autant plus tendance à être ressenti comme une pure inflation que l’élévation de la qualité du bien est minorée»[2].
- Sur la perception par les ménages de leurs dépenses de logement, une enquête récente d’IPSOS pour le site Seloger.com indique que « 33% des ménages consacrent plus de 50% de leurs revenus pour se loger»[3]. En réalité l’enquête budget des ménages indique que 5,2% y consacrent plus de 40% (Eurostat). Le pourcentage de ceux qui y consacrent plus de 50% est donc inférieur à 5,2%. Cet écart très important est la manifestation de la mauvaise perception de leur situation réelle par les ménages. Celle-ci provient sans doute aussi des conditions de l’enquête qui n’ont pas permis aux ménages de réunir l’information nécessaire pour répondre à la question.
Il faut retenir de ces écarts que toute information obtenue sur une base déclarative de la part des ménages sans contrôle systématique doit être considérée avec prudence.
3 Un biais informationnel
La plupart des informateurs sur le logement sont vraisemblablement de bonne foi. Il n’empêche qu’ils peuvent communiquer des informations erronées ou présentant un biais.
- En premier lieu des informations erronées sont diffusées, et ceci de manière répétée. C’est le cas par exemple de l’information selon laquelle les taux d’effort en matière de logement sont inférieurs en Allemagne à ceux de la France. Cette information a d’abord été énoncée par Louis Gallois à propos de son rapport sur la compétitivité (cf. sur ce blog l’article : http://www.economieimmobiliere.com/tag/cout-du-logement/. Cette information a été reprise par Romain Pérez dans Le Monde du 7 mars 2014, qui écrit : « rappelons que le logement représente 25% à 28% des dépenses des Français contre seulement 12% à 15% de celle des Allemands ». Répétons-le : cette affirmation est fausse. La situation est inverse. Les taux d’effort moyens ou médians sont inférieurs en France de 10 points à ceux de l’Allemagne, ce qui résulte notamment de la répartition des ménages selon le statut d’occupation.
- En deuxième lieu, les statistiques publiques françaises fournissent des données faisant apparaître une situation plus médiocre que celles fournies par Eurostat par exemple, bien qu’issues de la même source, en l’occurrence l’enquête ERCV-SILC. Ainsi en 2010, Eurostat donne pour la France un taux d’effort net médian de 12,1% pour l’ensemble des ménages. L’INSEE donne un taux d’effort net médian de 18,5%[4]. Ceci a vraisemblablement son origine dans les définitions retenues, les méthodologies, et les champs de population observés.Concernant les définitions, les taux d’effort publiés en France sont quelques fois calculés en déduisant les aides personnelles du revenu des ménages, d’autres fois non. Concernant la méthodologie, les taux d’effort moyens sont le plus souvent calculés en pondérant par les dépenses de logement, mais pas toujours. Concernant les champs, pour le calcul des taux d’effort, l’INSEE écarte fréquemment les étudiants, les logés gratuitement et les usufruitiers.Les résultats issus de l’enquête ERCV sont donc variables selon les auteurs, ce qui est préjudiciable à une connaissance claire de l’état du marché du logement. Les données Eurostat présentent l’avantage de la cohérence dans le temps et dans l’espace européen. Les données de l’Enquête Logement 2012—2013 permettront enfin d’avoir des éléments de comparaison intertemporelle plus fiables.
- En troisième lieu, des données, qui donnent le plus souvent une vision sombre de l’état du logement, sont fournies alors qu’elles ne concernent qu’un petit nombre de personnes ou de logements. Ainsi le dossier de presse accompagnant la loi ALUR indiquait qu’un locataire du secteur privé sur 5 consacre plus de 40% de son revenu au logement. Il s’agit en réalité de 16% des locataires du secteur privé qui représentent 20% des ménages (source Eurostat). Ces ménages en surcharge de dépenses de logement représentent donc 3,2% des ménages, ce qui est peu, et en tout cas très sensiblement inférieur au taux de la plupart des autres pays européens.
Quelque fois, la présentation des résultats chiffrés ne mentionne pas pour quelle population les données sont fournies. Ainsi, sur le site de l’Observatoire des inégalités[5] on lit : « Les dépenses de logement pèsent pour 39 % dans le budget des 10 % des ménages aux revenus les plus faibles contre 15 % pour les 10 % les plus riches ». Il faut lire la suite du texte pour apprendre que ces chiffres ne concernent que les seuls locataires. Sur l’ensemble de la population les résultats sont moins sombres. Autre exemple, le prix des logements neufs est fourni pour les seuls appartements neufs, parce que c’est la donnée la plus aisément accessible, mais sans préciser ce champ. La situation du logement en France est donc souvent présentée de manière plus défavorable qu’elle n’est en réalité. Mais le fonctionnement du marché du logement peut également contribuer à donner une impression d’insuffisance de logements.
4 Des logements d’attractivité différenciée qui peuvent susciter de la frustration
Tous les logements ne sont pas identiques et certains sont plus attractifs que d’autres. L’allocation des logements par le marché attribue les logements les plus attractifs aux plus aisés. En ce sens il y a toujours une pénurie des logements les plus attractifs. Il est possible aussi qu’une partie de leur attractivité vienne de leur petit nombre. L’allocation des logements reflète la différenciation sociale et peut générer de la frustration. Cette frustration est moins économique que sociale, en ce sens que ce n’est pas l’insuffisance absolue de moyens financiers qui empêche l’accès à certains logements mais plutôt une insuffisance relative de revenu par rapport aux des ménages qui peuvent surenchérir sur les biens convoités. Poser la question en termes de pénurie quantitative de logements permet d’évacuer la question de l’allocation nécessairement sélective de biens rares.
5 La construction est le dénominateur commun d’intérêts économiques puissants
La diffusion d’informations tendant à faire croire à un déficit quantitatif majeur de logement conduit à suggérer la nécessité d’une politique publique de construction massive. Un objectif de 5000000 logements neufs a été énoncé par le président Sarkozy puis par le président Hollande. Cet objectif ne peut que satisfaire les milieux professionnels de l’immobilier. Il constitue en effet un dénominateur commun qui concerne à peu près tous les professionnels de l’immobilier. Les intérêts économiques concernés sont aussi ceux des ménages qui bénéficient d’aides publiques. Le bénéfice de ces aides est perçu comme un acquis social. Penser les questions de logement comme résultant d’une insuffisance quantitative de logements évite de poser la question de la (ré)allocation des logements existants, et donc de remettre en question les « avantages acquis ». Ces avantages acquis deviennent en effet des privilèges dès lors qu’ils ne sont pas sans cesse étendus à d’autres personnes. La solution la plus acceptable socialement est de construire toujours plus.
6 Une occultation des problèmes réels
L’évocation des mauvaises difficultés de logement d’une partie de la population (jusqu’à un million de personnes selon la Fondation Abbé Pierre) comme résultant d’une pénurie de logements évite de soulever les vraies raisons de la difficulté d’accès de ces personnes à un logement. Elles relèvent pour beaucoup des personnes concernées d’un problème d’insertion sociale, dont le logement n’est que la forme la plus visible. Ainsi, il est plus facile d’affirmer qu’il manque des logements pour loger par exemple les Roms, alors que le parc existant est suffisant, plutôt que de répondre aux deux questions : voulons-nous leur insertion sociale ? La veulent-ils ?
De même, il est plus facile de dire qu’il manque des logements pour les jeunes plutôt que de traiter la question du chômage des jeunes et celle du type de contrat de travail qui leur est souvent proposé, un CDD qui les gêne pour s’engager durablement dans une dépense de logement. En définitive, la situation du logement en France est globalement satisfaisante. L’information diffusée est largement en décalage avec la réalité ou met en avant des situations peu fréquentes. Les actions individuelles ou collectives menées sur la base de ces informations risquent d’avoir des conséquences économiques couteuses.
[1] Dossier de presse juillet 2013, « Encadrer durablement les loyers », Ministère de l’égalité des territoires et du logement.
[2], Accardo J. et Bugeja F., « Le poids des dépenses de logement depuis 20 ans », Cinquante ans de consommation en France, INSEE Références, Edition 2009 http://www.insee.fr/fr/ffc/docs_ffc/ref/CONSO09d.PDF
[4] Arnault S.et L. Crusson « La part du logement dans le budget des ménages en 2010. Alourdissement pour les locataires du parc privé» INSEE Première n° 1395, mars 2012.
[5] http://www.inegalites.fr/spip.php?page=article&id_article=1537
Bravo pour votre analyse. c’est dommage que je ne l’ai pas lu plus tôt, j’aurai pu la citer dans le livre qui vient de paraître aux éditions l’Harmattan ayant pour titre » l’impact des politiques du logement sur les bailleurs privés de 1914 à 2014″.
Je dis la même chose que vous en d’autres termes. il y a un décalage important entre la réalité et l’information donnée.
Le chiffre de 500 000 logements par an est selon M. Ridoret le Président de la FFB correspond à la capacité de plein emploi dans le bâtiment et n’a rien a voir avec les besoins des nouveaux ménages qui sont inférieurs à 300 000 par an, etc.
Jean BIGOT
Je vous remercie. Je vais prendre connaissance de votre ouvrage avec intérêt.
Le secteur locatif privé nécessite une meilleure connaissance. Votre travail y contribue.
En pleine réflexions prospectives sur les besoins en logement de la Métropole Européenne de Lille, vos propos m’interpellent…Ils méritent que je les digère pour essayer de les retranscrire de manière un peu pédagogique à mes collègues et voir de quelle manière les transposer dans nos documents de planification.
Merci encore…
Les indicateurs sont au rouge en ce qui concerne l’immobilier au Maroc. En effet, selon plusieurs données fournies, c’est décidément une période de vaches maigres pour le secteur, et ce malgré les multiples grues et autres engins et appareils dispatchés
Le marché immobilier marocain n’échappe pas au contexte mondial assez peu favorable. L’indice du prix des actifs immobiliers publié par la banque AL-Maghrib et l’ANCFCC montre une faible croissance des prix mais un volume de transactions soutenu. Les perspectives sont incertaines.
Bonjour
Je viens de faire paraitre « Nos chers locataires » chez L’Harmattan, j’arrive aux mêmes conclusions que dans « L’impact des politiques du logement sur les bailleurs privés de 1914 à 2014 ». Les petits bailleurs privés sont découragés devant la politique déséquilibrée de l’Etat en faveur des locataires et des bailleurs publics et vendent. Quand les décideurs s’en apercevront, il faudra beaucoup d’efforts législatifs et d’argent public pour redonner confiance aux investisseurs.
Cordialement,
Jean Bigot
Je n’avais pas connaissance de l’ouvrage de Mr Bigot. J’avais lu des arguments similaires dans un billet de 2007 de Vincent Bernard, pour lequel j’ai publie une mise a jour « un siecle de politique du logement » avec le DALO, et la loi ALUR et ELAN pour 2007, 2014 et 2018. https://economiepublique.blogspot.com/2020/02/un-siecle-de-politique-du-logement-en.html. La tendance me semble plutot au durcissement contre les proprietaires foncier en France depuis 1990.